Que se passerait-il si l'on arrêtait d'acheter des vêtements de fast fashion ?
C’est assez tentant non ? De voir disparaître Shein, Boohoo, Zara ou H&M au profit de marques plus engagées, qui ne détruisent pas la planète et respectent les droits humains ? Surtout au vu de l’actualité, car grâce à une nouvelle levée de fonds (comme quoi le pouvoir de l’argent n’est plus à démontrer, c’est d’ailleurs l’objet du dernier épisode de Nouveau Modèle), le géant chinois Shein atteint désormais 100 milliards de dollars de valorisation, devenant ainsi la troisième startup la plus valorisée au monde, très loin devant H&M et Inditex. “Après la fast fashion et l'ultra fast fashion, Shein vient de créer un nouveau segment : la Real-time fashion, basée sur une hyper-réactivité et des prix bas. Un concept développé au détriment de la planète et des travailleurs”, peut-on lire ici.
Alors cette question semble utopique, mais concrètement que se passerait-il si l’on arrêtait d’acheter des vêtements neufs dans ces enseignes ? Une interrogation inspirée du livre “The Day the World Stops Shopping: How ending consumerism gives us a better life and a greener world”, écrit par le journaliste canadien J.B. McKinnon.
Dans un article de Fast Company, l’auteur revient sur le contenu de son ouvrage. “Nous épuisons la planète à un rythme 1,7 fois plus rapide qu'elle ne peut se régénérer”, écrit-il. Il s’attarde notamment sur les achats compulsifs de vêtements, imposés par le rythme effréné de la fast fashion et sur les conséquences de cette consommation. “En 2017, la Fondation Ellen MacArthur, estimait qu’arrêter la production mondiale de vêtements pendant un an équivaudrait à immobiliser tous les vols internationaux et à arrêter tous les transports maritimes pendant la même période.” Une sacrée économie de gaz à effet de serre !
Arrêter d’acheter des vêtements de fast fashion permettrait donc de régler un certain nombre de problématiques environnementales et de réduire drastiquement la pollution. À la lecture des rapports du GIEC, cette sobriété est plus que tentante (et recommandée par tous les scientifiques).
Mais d’un point de vue social, quelles seraient les conséquences d’un arrêt brutal de la consommation de vêtements ? Dans son livre “Géopolitique de la mode”, Sophie Kurkdjian estime que “cette idée de slow fashion et de dé-consommation pose d’autres problèmes : si moins de vêtements sont produits chaque année, les usines de sous traitance en Chine, au Bangladesh ou en Ethiopie auront besoin de moins d’ouvriers et en licencieront une grande partie qui se trouvera de fait sans emploi.” C’est d’ailleurs ce qu’on a pu constater pendant la pandémie, lorsque les marques ont annulé brutalement leurs commandes et que les usines ont dû licencier à tour de bras. Plus d'un million de travailleurs de l'habillement ont été remerciés rien qu'au Bangladesh
“Ça ne serait pas si mal”
Mais qu’en pense J.B. McKinnon ? Pour étayer ses arguments, le journaliste est parti à la rencontre des principaux intéressés. “Au Bangladesh, plus d'un tiers des emplois manufacturiers et près de 85 % des exportations proviennent de l'industrie textile. Dans un pays où un cinquième des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté national, l'industrie du vêtement fournit des emplois à plus de 4 millions de personnes. Six sur dix sont des femmes. Abdullah al Maher est PDG de Fakir Fashion, un fabricant pour de grandes marques comme H&M, Zara, Pull & Bear, C&A, Esprit, Gina Tricot et Tom Tailor, et qui emploie plus de 12 000 personnes. Pendant les pics de production, l'entreprise fabrique chaque jour 200 000 vêtements. Fakir Fashion et ses employés semblent totalement dépendants de notre consommation excessive telle que nous la connaissons aujourd'hui. Alors supposons un instant que les achats s'arrêtent, ai-je dit à Maher. Supposons que les consommateurs du monde entier entendent enfin les arguments en faveur d’une plus grande sobriété pour diminuer l’impact écologique de l’industrie textile. Que se passerait-il ? Maher marqua une pause. “Tu sais,” commença-t-il, “ça ne serait pas si mal.” Au cours des 20 dernières années, Maher a vu les grandes marques de vêtements demander aux fournisseurs du Bangladesh de baisser leurs prix tout en traitant les commandes plus rapidement et en améliorant constamment leurs normes de travail et environnementales. Fakir Fashion a mis en œuvre des projets certifiés pour traiter ses eaux usées, récupérer l'eau de pluie, utiliser plus d'énergie solaire, fournir des repas et des services de garde d'enfants aux travailleurs, embaucher des travailleurs handicapés, construire des écoles dans la région et plus encore. Ils n'ont pu répercuter aucune des dépenses de ces améliorations sur les marques de vêtements ou les consommateurs, qui continuent de vouloir plus pour moins. Les travailleurs de Maher gagnent entre 120 et 140 dollars par mois pour travailler six jours par semaine - des salaires bas non seulement à l'échelle mondiale, mais aussi selon les normes du Bangladesh - pour effectuer des tâches de plus en plus stressantes à mesure que les cycles de la mode s’accélèrent.”
Deux centimes de plus par vêtement permettrait d’en produire moins
Le journaliste a alors demandé au PDG quel type d'augmentation de prix ferait une différence. “La première somme qui lui vint à l'esprit, écrit-il dans Fast Company, fut surprenante : deux centimes. S'il était en mesure de facturer deux centimes de plus par vêtement fabriqué dans son usine, cela équivaudrait à deux jours de salaire supplémentaires chaque mois par travailleur (une augmentation de 7% à 8%). L'augmentation de deux centimes pourrait également permettre à Fakir Fashion de produire moins de vêtements - ils pourraient améliorer les vêtements, ou simplement en produire à un rythme moins effréné - sans que personne ne perde son emploi ou son revenu.”
Ah, si seulement… Et n’oublions pas que “dans un monde où des milliards de personnes ont déjà suffisamment de vêtements, la seule façon de les inciter à acheter est de générer une demande inutile. La façon de créer une demande inutile est d'accélérer les tendances de la mode. Le moyen d'accélérer les tendances de la mode est de fabriquer des vêtements suffisamment bon marché pour en acheter de plus en plus souvent. Et la seule façon de fabriquer des vêtements aussi bon marché est de faire des concessions sur la qualité, les conditions de travail, les salaires ou les normes environnementales”.
Alors finalement, sans arrêter complètement d’acheter des vêtements de fast fashion, rien qu’en payant quelques centimes de plus chaque pièce, les usines fabriqueraient moins mais mieux. Evidemment, pour Maher, dans ce cas de figure, les 6 000 usines du pays ne pourront peut-être pas garder autant de personnes employées qu'elles le font aujourd'hui. “Peut-être qu'il devrait y avoir 4 000 ou 3 000 usines”, juge-t-il. Mais ces usines seraient alors capables d’offrir des salaires décents, de moins polluer, de moins gaspiller, d’assurer un système basé sur la qualité et non plus l’appât du gain ou sur la rapidité. Elles seraient même peut-être capables de créer des métiers plus qualifiés, sans perdre sa main d’oeuvre, pour réparer les vêtements et pour les faire durer plus longtemps.